✦ à savoir.
Valentin est né sous le nom de Galahad Stnrad, à Paris, dans une famille plutôt aisée. Il a vécu toute son enfance dans l'abondance et l'amour, ses parents ne lui refusaient rien. Très brillant, il était alors promis à un brillant avenir. Il a commencé le violoncelle très jeune et voulait en faire son métier. Il avait alors beaucoup d'amis, en particulier un jeune homme avec lequel il a entretenu une relation assez ambiguë pendant toute sa jeunesse. Le détestant énormément, parce que jaloux de ses qualités, et désireux de lui plaire en même temps, leur relation a toujours été très conflictuelle. A certains moments, c'était Valentin qui dominait, à d'autres son ami. Cela évolua lors de son adolescence. Valentin commença alors à vouloir s'émanciper de la tutelle de son père et de sa mère, ne plus dépendre d'eux. Il commença donc à emprunter diverses sommes d'argent à son « ami », dans le but de se payer des soirées, des sorties, des objets que ses parents ne devaient surtout pas voir. Il alla même jusqu'à lui demander de quoi payer un loyer pour un appartement où il pouvait entreposer tous ses trésors volés. Mais leur amitié-rivalité se dégrada, et la vie de Valentin avec elle. Il commença à nourrir pour celui qu'il appelait son « créancier » une haine farouche. En volant des objets précieux appartenant à ses parents, ainsi que son propre violoncelle, il réussit à se défaire de sa dette et reprit l'ascendant. Malheureusement, ses parents se rendirent compte de ses vols et lui demandèrent de rembourser. Il n'eut donc d'autre choix de demander de l'aide à son « créancier », et contracta une nouvelle dette. Sauf que cette fois, il ne put s'en sortir. C'est pourquoi il économisa sur ses emprunts et réunit la somme nécessaire pour recommencer une nouvelle vie loin de son pays natal. Il choisit de s'établir à Fairbanks, pensant être tranquille. Mais désormais, il mène une vie miséreuse et désespère de pouvoir un jour retrouver le bonheur. Il n'y croit plus, il se contente d'attendre que les choses aillent mieux.

 ✦ à quatre pattes le matin.
Il avance doucement dans la neige. Quelques flocons se sont glissés dans ses cheveux, se sont faufilés à travers ses vêtements, mais il conserve son apparence impassible. Son visage n'exprime rien, sinon une solide détermination. Nous sommes en hiver. Le jeune homme de seize ans qui marche dans la blanche immobilité d'un matin de janvier est seul. Personne autour de lui. Nul regard ne vient le mesurer, le jauger, le juger. Il demeure enfermé dans ses pensées, prenant à peine conscience du bruit de ses pas qui crissent dans la neige, ou de la morsure glacée de l'air froid qui vient lui chatouiller le visage. Ceux qui le connaissent ne pourraient devenir ce qui lui prend. Le soleil n'est pas encore levé. Des lambeaux de nuit obscurcissent le ciel. La cime des arbres viennent les trouer, les abîmer encore plus. Les ombres qui jonchent le sol sont encore longues et puissantes. Il règne comme une atmosphère de mystère et de danger en cette fin de nuit. Ce n'est ni le moment ni le lieu pour déambuler. Les gens honnêtes dorment encore. Il devrait dormir aussi. D'ailleurs il a sommeil, mais sa volonté chasse toute fatigue. C'est à peine si on arrive à distinguer des cernes sur son visage, alors qu'il n'a dormi que quelques heures au cours des dernières nuits. Il avance droit comme un i, et on ne saurait douter que ce qui le pousse à quitter la chaleur de son domicile aussi tôt n'est pas une affaire plaisante. Il se hasarde dans une contrée inconnue. Il tâtonne. Comme toujours, finalement. Un vague sourire crispe ses lèvres gercées. Il aurait presque l'air d'un fou.

Sa destination ? Une humble chaumière à l'orée d'un bois. Du moins, c'est ainsi que nous pourrions nous représenter l'espèce d'horrible masure humide et glacée de courants d'air, un peu à l'écart d'un village d’Île-de-France, où il a rendez-vous. On s'imaginerait volontiers qu'il va rendre visite à un vieil ermite un peu sorcier pour lui demander conseil. Cependant, nul relent de magie n'environne le mieux. Tout n'y est que désolation, jusqu'à la peau de lapin écorchée qui subsiste, ironiquement tendue sur deux piques de bois. La vue du lieu fait froncer le nez du jeune homme. On devine que ce n'est pas le genre de lieux qu'il fréquente. Il vit comme une aventure. Lui, ce jeune homme si prometteur, toujours mis en avant, excellent dans tous les domaines, ambitionnant de devenir un violoncelliste de renom. Voilà qui il est, et il ne peut qu'éprouver que du dégoût face à la misère du lieu où il a été convoqué. Car c'est bien d'une convocation qu'il s'agit. Pour la première fois, il a perdu le pouvoir. Personne ne le sait dans son entourage. Personne ne l'a vu se plonger lentement dans la déchéance. C'est tout juste si on n'a pas remarqué qu'il se renferme sur lui-même, que ses émotions sont devenues floues, masquées, tenues secrètes. D'ailleurs nous ne saurions dire ce qu'il pense vraiment à ce moment-là. Ni même des sensations qu'il éprouve lorsque la silhouette de l'autre jeune homme se découpe sur le seuil. C'est à peine si son sourire se fige ; sinon, rien ne bouge. Il demeure obstinément immobile, les pieds enfoncés dans la poudreuse, indifférent aux flocons qui élisent domicile sur son corps. L'autre le regarde avec un rictus. Un instant passe. Puis l'invité finit par tendre une enveloppe qu'il soit de la poche intérieure de son manteau. Il esquisse un pas, puis deux, puis trois. L'enveloppe finit par effleurer les doigts tendus de l'autre. Quelque chose s'échange dans les regards. Une sorte de haine, d'humiliation et d'envie envahit celui du premier. Tous ces émotions finissent par s'étendre. Ils ferment les yeux, tous les deux à l'unisson, comme si ce moment revêtait quelque chose de sacré. Puis l'hôte lui propose d'entrer. L'espace d'un instant, il hésite. Puis qu'il doit déjà lui donner son argent pour rembourser sa dette, on peut comprendre qu'il n'ait pas particulièrement envie d'offrir également sa compagnie. Mais il fait froid, et il n'a pas encore mangé. Il ne peut qu'accepter l'invitation. Et se détester d'être aussi faible, d'accepter, de ne pas parvenir à établir pleinement sa domination sur celui qui est devenu son créancier.

Car c'est la première fois que Galahad est obligé de donner de l'argent à quelqu'un en guise de remboursement, et cette expérience le perturbe.

 ✦ à deux pattes le midi.
Après plusieurs mois de silence et de mines renfrognées ; après de mois à rester enfermer la soirée dans sa chambre en sautant le dîner ; après des mois de mauvaises notes et d'absence totale de travail... voilà qu'il passe le seuil de sa chambre et retrouve le sourire. L'autre jeune homme, qui attend patiemment, installé dans le canapé, affiche l'expression mécontente de celui qui vient de perdre sa poule aux œufs d'or. Galahad sourit. Il vient s'asseoir juste en face de lui, les jambes croisées, le regard satisfait. Cela fait longtemps que ses parents ne l'ont pas vu aussi heureux. Galahad a complètement changé, ils ne reconnaissent même plus leur propre fils. Il devient un homme. C'est ce qui se murmure, chacun dans son coin. Un changement qui ne le laisse pas indifférent, qu'il vit avec plus ou moins de torture. Ce jeune homme qui est assis en face de lui, aussi peu satisfait, est-ce son amant ? La question s'est posée plusieurs fois, car on ne voit pas sinon pourquoi Galahad lui aurait si fréquemment rendu visite ces derniers temps. Ils ne savent pas qu'en réalité, il n'a toujours fait que lui donner de l'argent, encore et encore. Mais cette fois, il en est sûr. Il a enfin renversé le rapport de force. Il s'est acquitté de toutes ses dettes, il a vaincu son créancier. Et il se sent si libre que de nouvelles envies s'éveillent en lui. Il veut jouer avec lui, comme une proie. Au départ, c'était à cela que se résumait leur relation. Il s'est amusé de lui. Avant de s'endetter bêtement, alors que sa famille a de l'argent. Avant de s'endetter auprès de lui.

Sa vie reprend son cours. Ses notes remontent. Il recommence à sortir avec des camarades de classe. A se montrer agréable à vivre. A dire bonjour. Tout cet ensemble de choses simples qui paraissent aller de soi, qui ne sont pas si compliquées, et qui pourtant disparaissent totalement quand tout va mal. Il reprend espoir dans l'avenir. Il commence à étudier les différentes perspectives qui s'offrent à lui, il se pose des questions, se renseigne. Il recommence à sourire. On ne sait toujours pas ce qu'il pense, mais on sait qu'il est heureux. Cela se voit à la façon dont il sourit aux autres, tout simplement, sans chercher à se dérober. Juste pour le plaisir d'être un être humain parmi d'autres. Et de l'autre côté, le jeune homme auprès duquel il s'était endetté de façon totalement informelle, juste en lui empruntant de temps en temps des sommes pour survivre, commence à son tour à sombrer. A l'inverse de Galahad, on le voit dépérir petit à petit, avancer à ses côtés la tête basse, à se mordre les lèvres chaque fois que Galahad lui donne à la fois envie de s'exprimer et besoin de se taire. Finalement, cela marque une nouvelle étape de leur relation. Ils ne sont plus ces anciens rivaux. On ne peut pas dire qu'ils s'aiment. Il est certain qu'ils se détestent profondément, détestent la façon dont l'autre les traite.

Et aucun n'osera dire que finalement, ça les arrange bien de pouvoir rester ensemble, même si leur situation, leur passé commun ne peuvent constituer que des blessures dont ils auront à souffrir toute leur vie.

 ✦ à trois pattes le soir (avant effondrement total).
Tout le monde finit par ressentir le besoin de poser ses valises quelque part et de considérer cet endroit comme son foyer. Même si on n'est pas issu de ce sol, qu'on ne connaît pas les autres âmes qui y vivent, qu'on se sent parfois perdu ; il faut persévérer, se dire que l'on peut s'y trouver de nouvelles racines. Tel est l'espoir de Galahad lorsqu'il pose la première fois les pieds à Fairbanks. L'air est encore plus vif que celui qui l'assaillait autrefois à Paris et à la campagne. Le monde lui semble même différent : les couleurs, les sons, les ombres ont quelque chose de plus profond, de neuf. C'est un nouveau monde qui s'offre à lui. Il tend la main vers un arbre comme un enfant, en caresse tout doucement l'écorce rude, comme pour se convaincre que c'est désormais là qu'il va vivre. Il ne se sent pas encore appartenir à l'endroit, ce serait prématuré. Mais il respire l'optimisme. A présent, plus rien ne peut l'arrêter. Il est enfin débarrassé de sa Nemesis, de son autre, de lui. De celui qu'il appelle créancier, même si ce terme ne lui va plus vraiment, même si cela fait longtemps qu'il le voit un peu autrement que comme un créancier. C'est un frère, un ami. Et sans doute le pire ennemi qu'il ait jamais eu. Il n'a pas pu s'en empêcher. Il lui en a emprunté, encore, et encore. Et pas que de l'argent. Et parce que maintenant, il ne peut plus avoir l'ascendant sur lui, qu'il ne lui reste plus que l'énergie du désespoir, il s'en va.

L'Alaska...

Galahad, sous le nom de Valentin, commence à s'habituer à sa nouvelle existence. Cela lui est difficile. Trop de souvenirs le lie à sa patrie. Le souvenir de ce jeune homme qui le poursuit ne cesse de le torturer. Et puis, il y a tout le reste. Il doit s'habituer à la précarité. Il a toujours eu ce qu'il voulait, et même quand il devait rembourser, il y avait toujours des solutions. Revendre les bijoux de sa mère. Arrêter de s'acheter des vêtements de luxe. Se séparer de son violoncelle a sans doute été la pire épreuve : pour lui, cela a été le signe de sa déchéance, la fin de son rêve d'enfant. Il ne cesse de travailler, désormais. Son emploi lui prend du temps et de l'énergie. A vingt-et-un ans, Valentin comprend que sa vie idyllique est terminé, qu'il ne pourra plus jamais pousser les portes qui jusque là lui étaient toujours ouvertes. Il ne pourra plus regarder sa famille en face. Alors il évolue. Son caractère se fond comme neige au soleil. Il devient plus froid, plus réservé. Désespéré, sans doute aussi. Perdant tout espoir dans l'avenir, se contentant de vivre. Son existence devient plutôt une survie solitaire sans grandes consolations. Parfois, son cœur appelle de ses vœux un échappatoire. Il veut que l'homme qui a détruit sa vie vienne lui dire qu'il abandonne sa dette. Qu'il pourra désormais vivre comme il l'entend. Et, par la même occasion, qu'il lui rachète un violoncelle. Mais c'est bien le seul moment où Valentin rêve. Cela lui arrive dans les moments de fatigue, lorsqu'il se réveille le matin plus éreinté qu'il ne l'était avant de se coucher, lorsqu'il s'assoit sur un banc après une longue journée de travail et ferme les yeux. Cependant, très vite, il se reprend, et sombre à nouveau dans sa morne mélancolie. Il ne veut plus jamais avoir affaire avec lui. Désormais, il veut juste se créer une nouvelle existence. Une existence où, à défaut de bonheur, il trouvera la paix.