Nom ✦ Bradshow. C'est Anglais. C'est bourgeois. C'est un nom comme un autre quoi... Prénom ✦ Jesus. Oui, vous avez bien lu : JESUS. J-E-S-U-S. Ne cherchez pas à comprendre, ça fait 23 ans qu'il essaye et il n'a toujours pas réussi. D'après ses parents, c'était évident : d'une part parce qu'ils sont très pratiquants, mais aussi parce qu'il était arrivé à un moment où on ne l'attendait plus : une sorte de miracle si vous voulez. Un peu comme la vierge Marie qui enfante alors qu'elle est... vierge. Du coup, il s'appelle comme le fils de celle-ci ! Logique, non ? Pour lui ça reste une aberration. Jésus, Dieu, tout ça, c'est sacré. Ce sont des figures trop "importantes" et trop connotées, chez les catholiques et ailleurs, pour l'utiliser en vrai ! C'est comme appeler son fils Gandhi parce qu'on est pacifiste, Pablo parce qu'on aime l'art, ou, à l'extrême, Adolf, si on arrive à être nostalgique d'une certaine période... En donnant le prénom d'un de leur leader spirituel à leur fils, Monsieur et Madame Bradshow ont aussi créé certaines attentes. Comme si s'appeler Jesus allait faire de leur petit un exemple : ce serait beaucoup trop simple ! Surnom(s) ✦ Vous pensez bien qu'avec un prénom comme ça, il a vite fait essayé de s'en défaire, enchaînant les tentatives : Jez, Jaz, Zeus, Thus, Brad... et on en passe ! Eh bien c'est RATÉ, sur toute la ligne ! Les gens, bizarrement, n'ont pas voulu l'appeler autrement : il n'avait plus qu'à se coltiner cette horreur tous les jours : courage, encore environ 70 ans à tenir ! Date et lieu de naissance ✦ Le 28 Mars 1991 à Fairbanks. Dans une étable pleine de paille, avec un âne, un mouton, des rois mages... Bref, vous voyez le tableau ! C'est une blague bien sûr (déçu ?), même si imaginer ses parents faire une reconstitution historique de la naissance de Jésus avec lui dans le rôle principal ne lui paraît pas si farfelu... Âge ✦ 23 ans. Dur dur d'être un adulte ! Surtout avec la mort de son frère, la dépression de sa mère et l'agenda volontairement très serré de son père... Il a dû se prendre vraiment en main un peu plus rapidement que prévu. Et c'est pas sûr que ça lui réussisse pour le moment ! Nationalité ✦ Américaine. La classe, hein ? Si vous lui demandez, il vous répondra "Pas forcément". Eh oui, c'est difficile de ne pas avoir honte du pays de l'Oncle Sam parfois... Activité ✦ Attention, c'est LA question qui fâche ! Officiellement, il est Assistant Manager dans l'entreprise familiale. Le petit bijou créé par son père, et que celui rêve de voir un jour reprit par son fils. Son quotidien c'est donc suivre Monsieur Bradshow dans toutes ses réunions, ses voyages d'affaires, de participer aux prises de décisions. Bref, d'apprendre les ficelles du métier pour un jour reprendre les rennes. Rien de très excitant pour ce jeune homme, qui aspire plutôt à une carrière musicale et qui, officieusement donc, tente de se faire un nom dans le milieu en multipliant les petits concerts et scènes libres dans les bars et salles de spectacles du coin. Ça n'a rien donné pour le moment, mais il se dit que ce n'est que le début ! Et puis il s'éclate, est ce que ce n'est pas le principal à son âge ? Classe sociale ✦ Il vient d'une famille riche, et il n'a pas honte de le dire. À quoi ça sert de le cacher de toute façon... Bien sûr, il a souvent souffert des préjugés qui vont avec, mais son éducation et sa personnalité font qu'il essaye de les combattre jour après jour, et de ressembler à autre chose qu'un fils à Papa qui a tout ce qu'il demande. Mais bon, étant donné qu'il habite encore chez les parents, difficile parfois de ne pas en profiter... Orientation sexuelle ✦ Hétérosexuel, pour le plus grand bonheur de ses parents ! Une lesbienne dans la famille, c'est déjà bien suffisant si vous voulez leur avis... Statut civil ✦ En couple, avec une belle blonde. Leur crédo : "Peindre ou faire l'amour", comme le film. Une relation très simple au début, qui s'est compliquée un peu depuis qu'il est tombé amoureux de la fille en question. Et quand ça a été révélé à tout le monde par la commère du coin aussi. Plus besoin de se cacher, certes, mais il a fallu affronter le courroux paternel, qui n'acceptait pas de voir son fils avec "une artiste inconnue qui n'a aucune perspective d'avenir à part profiter de la vie". Charmant... Heureusement que ses soeurs étaient plus ou moins présentes et d'un bon soutien ! Prochaine étape : la rencontre. Pas sûr que ce soit quelque chose qu'il attende avec impatience... Date d'arrivée à Fairbanks ✦ Depuis que la graine de Papa est rentrée dans le pot de Maman (ou un truc dans le genre)... Et PAF, ça a fait un petit Jésus ! Enfin bon, pas la peine de vous faire un dessin, vous savez comment on fait les bébés. Lieu d'habitation ✦ Le lotissement Blair, dans le Farewell District. Une très grande maison, qu'il partage bien entendu avec sa famille. C'est beau, c'est propre, ça attire les convoitises. Heureusement c'est ultra sécurisé, pour protéger tout ce petit monde ! Enfin ça n'a pas empêché Logan de mourir, ailleurs. Grandir ici n'a pas vraiment aidé les enfants Bradshow à prendre conscience de la réalité et des dangers du monde extérieur... Mais Jesus aime y vivre. C'est la maison de son enfance, de son adolescence aussi. Une grande partie de ses souvenirs s'y rapportent, et elle restera toujours gravée dans sa mémoire. Et ce même s'il essaye d'y passer le moins de temps possible en ce moment, vu l'ambiance pesante et les images douloureuses qui refont surface, sans prévenir. Crédits ✦ tearsflight

Jesus se retourna une énième fois dans ce lit, qu’il connaissait si bien maintenant, mais qui lui paraissait pourtant étroit et étouffant cette nuit. Il jeta un coup d’œil à son portable : 5h du matin. Il allait bientôt devoir se lever et se préparer pour assister à un autre de ces déjeuners familiaux hebdomadaires. Enfin, celui-ci ne serait pas tout à fait comme d’habitude… Il avait prévu une petite surprise pour son frère et ses sœurs, et surtout pour ses parents. Il enviait Sarah, sa copine, qui elle dormait comme un bébé juste à côté de lui. Elle s’était empaffée quelques minutes seulement après qu’ils aient fini de faire l’amour ce soir-là. Peut être parce qu’elle était chez elle ? Non, il n’avait jamais eu de mal à trouver le sommeil ici auparavant. Ce petit studio, un peu bordélique mais plein de vie, était devenu comme une deuxième maison pour Jesus. Il s’y sentait bien, et le couple y passait le plus clair de son temps, faute de mieux. Non, elle n’appréhendait pas le lendemain, tout simplement. Contrairement à lui, Sarah n’avait pas mal au cœur en pensant à la rencontre qui allait avoir lieu, autour d’un repas copieux et interminable, comme les Bradshow avait l’habitude de les faire. Il faut dire qu’elle ne connaissait pas grand-chose de sa belle famille à part les quelques informations qu’elle avait pu arracher au jeune homme alors qu’il était dans un état second. Pourtant Jesus les aimait, plus que beaucoup d’autres choses dans sa vie bien remplie. Il n’avait rien à cacher, il n’en avait pas honte, et il en parlait même un peu trop souvent en temps normal. Mais il avait fait preuve de retenue avec Sarah, dès le départ. Il ne savait que trop bien qu’elle ne collait pas aux standards ancrés dans la tête de ses parents et qu’elle ne correspondait pas tout à fait à l’image qu’ils se faisaient de la belle-fille parfaite. Elle était artiste, sans réussir encore à vivre correctement de son travail, vivait dans un petit appartement qu’elle louait tant bien que mal, s’habillait dans des fripes ou chez Emmaüs… Bref, une idée différente de la réussite et du bonheur. Jesus en était tombé amoureux parce qu’il avait réussi à s’ouvrir au monde, et à apprécier la différence. Difficile d’en demander autant à Monsieur et Madame Bradshow, un peu trop rigides pour voir au delà du patrimoine et des études. Voilà pourquoi il n’arrivait pas à dormir. Voilà pourquoi il n’arrivait pas à arrêter de penser au lendemain, et à imaginer le pire des scénarios catastrophe.

Si on excluait le coming-out de Morgan, qui était resté en travers de la gorge d’une partie de la famille, ses autres frères et sœurs avaient pourtant passé haut la main cette étape des présentations. Il faut dire qu’ils avaient tous choisi des bons partis, dans les foyers les plus aisés de Fairbanks. Mais Sarah n’était pas comme ça. Elle venait d’un autre monde, que ces gens ne connaissaient pas, et dont ils avaient presque peur. Et puis le statut de petit dernier de Jesus n’arrangeait rien… C’était comme si ses parents voulaient l’ériger en exemple, en faire un enfant parfait, résultat d’années de tests et de prototypages sur comment élever sa progéniture de la meilleure façon qu’il soit. Et visiblement, ils avaient placés la barre très haut. C’est Jesus qui avait dû faire des études dans une école renommée. C’est Jesus qui allait avoir l’honneur de reprendre l’entreprise de son père. C’est encore lui qu’on avait inscrit à toute sorte d’activités extrascolaires pour qu’il ait le plus de cordes à son arc. Ses désirs et ses aspirations s’étaient perdus quelque part au milieu de tout ça, et il n’avait jamais vraiment eu la volonté ou le courage de s’opposer aux décisions de ses parents. Jusqu’à récemment en tout cas, mais pour Jesus il était déjà trop tard… Il ne leur en voulait que très peu, car c’est aussi cela qui lui avait permis de faire de belles rencontres, d’apprécier la musique et de remettre en questions les choix qu’il avait fait. Il aurait simplement aimé que Monsieur et Madame Bradshow soient plus à l’écoute et qu’ils tiennent compte de ce qu’il se tuait à leur dire…

Non, demain n’allait pas être simple et il le savait. Intégrer Sarah au sein de la famille ne serait pas chose facile, et l’idée même de se battre pour faire accepter son amour le révoltait. Comment pouvait-on être aussi exigeant avec ses enfants ? Comment pouvait-on encore faire appel à la raison et à la rationalité quand il s’agissait de sentiments ? Mais l’attente avait déjà assez duré. Toutes ces nuits passées chez elle, ses parents devaient bien se douter de quelque chose. Lui avait rencontré les siens depuis quelques temps déjà, sans aucun problème d’ailleurs. Il en avait conscience, elle finirait par penser qu’il ne voulait pas officialiser les choses. Et c’en était fini de leur histoire, car une fille aussi simple et vraie ne pourrait pas le supporter. Comme de sa famille, il n’en avait pas honte. Et comme sa famille, il l’aimait de tout son cœur. Il ne pouvait vivre ni sans l’une, ni sans l’autre, alors de toute façon il fallait bien que ça le fasse. Il ne restait plus qu’à compter sur le soutien de Morgan et Logan, qui allaient sans aucun doute être de son côté. Lui avait soutenu sa sœur quand elle avait annoncé son homosexualité et parlé de sa copine Mary-Anne. Ou Rosanna, il n'avait jamais rien compris à tout ça. Elle lui avait beaucoup plût d'ailleurs... Mais c'était une histoire révolue maintenant, et il se souvenait bien que Morgan en avait largement fait les frais.

Il était 5h30 et Jesus commençait à peine à s’assoupir quand son téléphone se mit à sonner. Il soupira. Il avait déjà assez de mal à dormir comme ça sans que quelqu’un vienne l’emmerder à cette heure-ci ! Qui ça pouvait bien être de toute façon ? Morgan. Sarah de son côté s’était mise à remuer dans le lit, incitant le jeune homme à sortir de la pièce et à se réfugier dans la salle de bain pour ne pas la réveiller.
« Allo ? »
« Jesus ? »
« Oui Morgan, c’est bien moi… », dit-il un peu agacé.
« Ça va, tu dormais pas ? »
« Non, bien que le besoin se fasse sentir… Qu’est qui t’arrive ? ». Fallait-il toujours qu’elle demande comment les gens allaient, même à son propre frère et au beau milieu de la nuit ? Elle ne pouvait pas juste cracher le morceau pour qu’il puisse aller se recoucher aussitôt ?
« C’est à propos de Logan, je… »
« Il est encore saoul comme un cochon ? Tu es au poste de police ? Je viens le chercher si tu veux… J’ai que ça à faire de toute façon. ». Jesus n’avait pu s’empêcher de remarquer que la voix de sa sœur tremblait à travers le combiné. Mais elle était toujours comme ça quand il s’agissait de son jumeau et de ses péripéties. Un mélange de colère et d’inquiétude… Il avait dû s’en sortir avec quelques égratignures de plus cette fois-ci, voilà tout. Jesus, quant à lui, avait pris l’habitude de le récupérer pour le reconduire chez lui en tout sécurité. Ça l’énervait souvent de devoir jouer les baby-sitters, mais il avait du mal à dire non à son frère qu’il aimait tant.
« Non, en fait il est… il a eu un accident de voiture. On vient de me prévenir. Putain, je ne sais pas comment te dire ça Jesus mais Logan est… Il est mort. Voilà, il est mort. ». Elle avait dit ça comme pour être sûre de bien s’être faite comprendre, et pour s’en convaincre elle-même. Jesus, de son côté, avait perdu l’usage de la parole. Le mot « mort » résonnait dans sa tête, sans vraiment qu’il réalise ce que ça voulait dire. Il entendait sa sœur en larme de l’autre côté du fil. Un long silence s’ensuivit.
« Jesus ? »
« Ouai ? »
« Je viens de t’annoncer que Logan est mort et c’est tout ce que tu trouves à répondre ?! », dit-elle entre deux sanglots, à moitié abasourdie.
« Ouai… Je sais pas, je… ». Tout à coup, la réalité le frappa de plein fouet. Plus de Logan. Il était partit, définitivement. Il ne verrait plus son frère aux déjeuners familiaux. Il n’entendrait plus son rire. Il ne sentirait plus ses tapes sur la tête lorsqu’il disait quelque chose d’idiot, ou ses accolades viriles quand ils se revoyaient. Il n’aurait plus personne pour jouer au basket devant le garage, ou faire des passes de baseball dans le jardin, boire une bière au soleil ou faire la fête toute la nuit. Pour le soutenir dans les coups durs, pour le pousser à faire face à son père et à rejeter ses décisions absurdes. Il avait perdu son frère, son modèle, son héro. Il avait perdu un ami. Jesus était détruit. C’était comme si le temps s’était arrêté, comme si une bonne partie de son monde s’écroulait à l’instant. Comment allait-il pouvoir continuer à vivre après ça ? À être heureux ? Il pleurait à présent, sans pouvoir s’arrêter. Il réussi à balbutier quelques mots.
« Putain, dis moi que c’est une blague Morgan… Ça  ne peut pas être vrai… Pas comme ça, pas comme un con, comme une merde dans sa voiture. »
« Bien sûr que si Jesus… Il avait bu, comme d’habitude. Il avait pris je sais pas quoi, comme d’habitude… »
« Qu’est ce que t’insinues ? Il ne méritait pas de mourir, il ne méritait pas de crever aujourd’hui, ok ?! »
« J’ai pas dit ça Jesus… j’aurais jamais dit ça… »
« T’es où ? ». Elle s’était remise à pleurer de plus belle. « Morgan, t’es où ?! »
« À l’hôpital. »
« Ok, j’arrive tout de suite. ». Jesus raccrocha, encore sous le choc. Il respira un grand coup pour reprendre ses esprits et sortit tout doucement de la salle de bain pour ne pas faire de bruit. Sarah dormait encore à poings fermés, comme s’il ne s’était rien passé, un sourire sur ses lèvres. Elle devait faire un beau rêve… Et pourtant il fallait qu’il la réveille, pour l’entraîner dans son cauchemar. Il la secoua gentiment.
« Ma belle ? On annule tout pour demain midi… »


Le jour arriva à toute vitesse, et comme Jesus l’avait redouté, il fut terrible. Bien plus que s’il avait dû présenter Sarah à ses parents cependant. Cette dernière était restée chez elle, cela valait mieux, même si le jeune homme aurait bien eu besoin de son soutien. Toute la famille s’était retrouvée dans la salle d’attente de l’hôpital, où se trouvait encore le corps de Logan. Ils pleuraient, s’embrassaient, mais parlaient peu. Ils étaient tous plus ou moins perdus dans leurs pensées, regardant dans le vide, et ressassant les derniers souvenirs qu’ils avaient de leur frère ou de leur fils. L’attente était interminable, comme si on avait encore un espoir. Comme si Logan sortait d’une grosse opération très risquée. Pourtant il était bien mort, ils le savaient déjà. Il fallut identifier le corps et c’est Monsieur Bradshow, en bon patriarche, qui s’en chargea. Ils décidèrent ensuite de rentrer à la maison, tous ensemble. Pourtant c’est un semblant de famille qui se retrouva dans cette grande villa, vide et triste maintenant. Chacun dans son coin, chacun avec ses démons. Le père restait droit et passif, le visage fermé. La mère prenait cachet sur cachet pour essayer de calmer ses nerfs, et sombrait petit à petit dans un état second, vide de toute sensation. Morgan se battait avec sa culpabilité et son chagrin, incapable d’avoir pu sauver son jumeau. Olivia sanglotait sur un fauteuil, sans que personne n’ait le geste de venir la réconforter. Grace était partie faire le tour de la maison, sans doute pour se rappeler les bons moments qu’elle avait passé ici avec Logan. Jesus quant à lui observait la scène. Il aurait aimé avoir les mots pour rassurer toute sa famille, pour leur dire que tout irait bien, qu’ils arriveraient à faire face à ce drame. Mais il n’avait jamais été ce genre de personne, qui trouve une solution et un discours pour toutes les occasions. Le chagrin le rendait apathique, il n’avait plus la force de faire ou de dire quoi que ce soit. Le chagrin et l’alcool, aussi, qu’il ingurgitait en continu depuis qu’il avait passé le pas de la porte. Une petite gorgée de whisky, comme une décharge électrique. Une petite gorgée pour se rappeler le goût âpre de la réalité. Ou au contraire pour l’endormir, il ne savait plus très bien. « À table », avait dit sa mère d’un ton décidé, et dans un sursaut de conscience. Personne n’avait faim, ou plutôt personne n’avait envie de manger. Et pourtant ils se dirigèrent tous vers la salle à manger, par peur de perturber Madame Bradshaw plus qu’elle ne l’était déjà. Un à un elle amena les plats qu’elle avait dû préparer la veille, un sourire qui se voulait rassurant et familier sur ses lèvres. Aucun de ses enfants ni même son mari ne mangea vraiment, et elle ne pris même pas la peine de remplir son assiette, préférant les médicaments. Jesus continuait de boire, sous le regard de sa sœur Morgan, qu’il sentait mais qu’il préférait ignorer. Grace, fidèle à elle-même, s’était lancé depuis quelques minutes dans une compilation des anecdotes sur Logan. Un supplice pour Jesus, qui voulait simplement oublier. C’était encore trop tôt, beaucoup trop tôt.
« Comment tu peux être heureuse dans un moment pareil ?! Tu ne crois pas qu’on a déjà assez mal comme ça ?! ». Il avait dit ça d’un ton sec et détaché, lui coupant la parole. Son intervention avait pris sa sœur par surprise, et elle semblait maintenant au bord des larmes. Elle se tut et, baissant la tête, reporta son regard sur son assiette.
« Excuse la d’essayer d’être un peu positive ?! Chacun sa façon de faire Jesus, même si apparemment la tienne est différente ! ». Morgan avait trouvé judicieux de prendre la défense de Grace, préférant toujours protéger les plus faibles. Mais Jesus était persuadé qu’elle pensait comme lui. Il la fusilla du regard, relevant par la même occasion la pique qu’elle lui avait lancée. Qu’elle tente d’aller plus loin et elle le regretterait amèrement.
« Tu crois vraiment que c’est malin de boire comme un trou alors que Logan vient de mourir dans un accident de voiture parce qu’il était complètement torché ?! Il faudrait commencer à apprendre tes leçons petit frère ! ». Jesus serra les dents.
« Et tu crois vraiment que tu as le droit de me faire la morale alors que tu aurais dû être avec lui hier soir et qu’alors rien ne serait arrivé ? Prends tes responsabilités Morgan ! ». À cette remarque, tout le monde avait relevé la tête, un regard interrogateur dirigé vers la jeune femme. La pauvre ne savait plus où se mettre. Elle l’avait cherché, et vu la moue qu’elle faisait maintenant il l’avait trouvée. Cependant il ne pouvait s’empêcher de regretter déjà ce qu’il venait de dire. Lui qui cherchait tant à retrouver sa famille, il venait de détruire une partie du lien qui l’unissait à sa sœur. Il l’avait mise face à sa culpabilité, et pire, face à ses proches. Le responsable tant recherché, puisqu’on peut difficilement en vouloir à un mort, venait tout à coup de prendre les traits de Morgan. Inconsciemment, et presque involontairement, Jesus venait de désigner sa sœur coupable aux yeux des autres.
« Va te faire foutre Jesus… », dit-elle, sur un ton de déception, de dégoût presque. Elle se leva et sortit de la pièce, cachant difficilement ses pleurs. On entendit la porte claquer et le moteur de sa voiture démarrer. Elle était partie. L’attention se reporta sur Jesus, puis chacun retomba rapidement dans ses pensées, comme si rien ne s’était passé. Lui ne dit pas un mot du reste de la journée. Il avait l’amère conviction qu’il venait, dans la même journée, de perdre son frère et sa sœur.





Jesus marchait rapidement en direction de sa voiture. Il accéléra encore plus le pas, au point de courir presque, quand il entendit quelqu’un arriver derrière lui. Il n’avait pas envie de lui parler. Pas ce soir, et pas après ce qu’elle lui avait dit. C’était trop tard. Elle ne voulait plus le voir ? Très bien, il s’en porterait sûrement bien mieux, sans ses leçons de morales de grande sœur protectrice.
« Jesus ?! ». Il se retourna. Ce n’était pas Morgan mais Olivia, qui se dirigeait vers lui, à bout de souffle.
« Jesus, reviens s’il te plaît. Elle te l’a dit, ses paroles ont dépassé ses pensées. Écoute, elle est mal. On l’est tous depuis la mort de Logan. Il faut que vous fassiez la paix, une bonne fois pour toute. On doit rester soudés pour s’en sortir, tu le sais bien. »
Oui, il en avait conscience, depuis le début. Et pourtant il n’arrivait pas à pardonner à sa sœur ses sermons sur l’alcool et la drogue. Bien sûr c’est ce qui avait tué Logan. Bien sûr il suivait la même pente dangereuse. Mais il en avait besoin pour surmonter sa peine. Ça, Morgan n’arrivait pas à le comprendre, et elle tentait de l’en dissuader en lui faisant la leçon. Lui n’avait qu’une envie, la prendre dans ses bras et pleurer. Se reposer sur elle, qui semblait tellement forte. Il cherchait son affection, et c’est comme si elle ne faisait que le repousser. Il avait mal, et il était en colère contre le monde entier. Bien sûr cette colère il l’avait reporté sur sa sœur, une deuxième fois. Il avait encore utilisé ces mots terribles. Il avait encore accusé sa sœur d’être responsable de la mort de Logan. Et comme la dernière fois il s'en voulait. Elle l’avait excusé, mais leurs rapports étaient restés fragiles. Là c’était différent, ils étaient tous les deux allés trop loin, sans pour autant l’avoir montré. Et elle avait été claire : elle ne voulait plus le voir. Jesus avait joué avec le feu, et il s’était brûlé. Gravement. Il respira profondément, retenant ses larmes et regarda tristement Olivia.
« Tu sais quoi, j’avais pas bu depuis ce matin. J'étais sobre. Et puis j'ai décidé de venir ici, pour lui parler, et je me suis mis à enchaîner les verres pour me donner du courage. Et même si j'avais résisté, je suis sûr qu'elle se serait dite tout de suite en me voyant que j’étais encore saoul. J’en peux plus, tu comprends ? Elle me fatigue avec ses discours… Je sais que c’est con ce que je fais ! Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle, j’ai besoin de soutien. J’ai besoin de son amour, pas d’un deuxième père ou d’une deuxième maman. Tu vois j’étais venu faire la paix, dire ce que j’avais sur le cœur. Tout ce que j’avais sur le cœur. Mais elle s’est encore fermée quand je suis arrivé. Et ce n’est pas la première fois, alors j’en ai marre de faire le premier pas… Moi aussi je craque Olivia. Chaque matin j’ai envie de pleurer. Chaque jour je me dis que je ne suis pas mieux, que je l’ai incité à poursuivre dans cette voie et que je suis en train de faire la même chose. J’ai peur en me regardant dans le miroir. Peur de mon reflet, peur de ce que va devenir ma vie si je continue comme ça. Peur de finir comme lui, bientôt dans une boîte… »
Un silence accueilli ces paroles. Sa sœur ne savait pas quoi répondre à tant de confidences de la part de Jesus, simplement parce qu’elle n’y était pas habituée. Elle aurait voulu le prendre dans ses bras mais elle savait que ce n’était pas son affection qu’il cherchait, mais celle de Morgan. Elle tendit quand même la main et lui caressa doucement l’épaule comme pour le rassurer et lui dire qu’elle comprenait.
« Je peux pas y retourner Olivia, je n’en ai plus la force. J’ai besoin de sommeil, j’ai envie d’oublier ce qui vient de se passer. Elle sait où me trouver de toute façon. »
Il tira la poignée de sa voiture. « Prends un taxi au moins s’il te plaît... ». Résolu, Jesus referma alors la portière. « Je préfère marcher. ». Il s’éloigna doucement dans la nuit, en titubant, sous le regard pensif de sa sœur.





« Tu me feras les devis pour ces dossiers. J’en ai besoin pour ce soir sans faute. ». Le ton était autoritaire et froid. Monsieur Bradshaw était juste passé devant le bureau de Jesus, sans un regard à son fils. Ces papiers venaient s’ajouter à la pile à l’équilibre déjà bien précaire qui trônait dans le coin. C’était le quotidien du jeune homme depuis quelques temps déjà. Depuis qu’on avait surpris Jesus à la sortie d’une boîte de nuit, sous l’emprise de l’alcool, et embrassant Sarah à pleine bouche. Le site internet géré par Freezy Nightmare s’était empressé d’en faire sa une, ajoutant en même temps quelques détails sur la vie personnelle des deux tourtereaux. Jesus ne comprenait pas trop comment, mais son père en avait eu vent. Enfin, tout finissait toujours par se savoir dans cette ville… Le changement d’attitude de ce dernier envers son fils s’était rapidement fait ressentir. On pouvait voir la déception dans ses yeux, le peu de fois où Jesus arrivait à les croiser encore. Monsieur Bradshow avait tout donné à ses enfants, et surtout au petit dernier. Il avait investit dans son avenir, lui avait donné sa confiance… Jesus l’avait trahit, et ce juste après la mort de Logan, ce qui était encore plus difficile à supporter. Il ne pouvait accepter que le jeune homme gâche sa vie en fricotant avec une artiste paumée, qui l’incitait à se lancer dans la musique et à tomber dans les vices qui avaient consumé un autre de ses fils. Pourtant il se gardait bien de lui dire, et préférait l’accabler de travail pour réduire son temps libre, et pour le surveiller. Il ne laisserait pas son benjamin partir. Pas sans s’être battu en tout cas.
Jesus savait tout ça. Il connaissait par cœur l’opinion de son père. Mais il refusait également de lui en parler, parce que ça n’avait jamais été une habitude dans la famille. Il avait préféré faire comme si de rien n’était, et supporter l’attitude de rejet qu’on lui offrait. Monsieur Bradshow ne changerait pas d’avis, et Jesus avait réussi à faire avec. Toute sa vie, ou du moins pendant une bonne partie, il avait concilié ses propres désirs et ceux de son père, acceptant l’école de commerce, le poste dans l’entreprise familiale, mais passant ses soirées à voir ses amis, écrire des chansons et faire de la musique. Il ne voulait pas non plus le décevoir, surtout depuis la mort de son frère. Il ne voulait pas rajouter quoi que ce soit sur les épaules de son paternel alors qu’il était déjà très occupé avec son travail, dans lequel il s’investissait plus que tout maintenant, même sa propre famille. Pourtant faire des compromis s’était révélé de plus en plus difficile les années passant. Et les appels répétés de Morgan et Logan pour que Jesus tienne tête à leur père n’avait rien arrangé. Déjà il avait voulu arrêter l’école de commerce. Monsieur Bradshow avait accepté uniquement parce qu’il était convaincu que son fils pouvait tout apprendre sur le terrain. Mais ces dernières semaines avaient été épouvantables pour Jesus. Il croulait sous le travail, inintéressant qui plus est, et sous la fatigue, puisqu’il tentait encore une fois de faire ce qui lui plaisait à côté. Il avait de plus en plus de mal à le supporter, et cette pile de dossiers que son père venait de lui apporter était la goutte d’eau de trop. Surtout après la dispute qu’il avait eu la nuit dernière avec Morgan, qui l’avait laissé dans un mélange de colère et de tristesse. Alors oui, peut être que son père était déçu du comportement de son fils. Peut être qu’il lui en voulait de ne pas lui avoir dit lui même, au fond. Jesus n’en savait rien, mais il fallait qu’il fasse quelque chose, qu’il réagisse, sans quoi sa tête allait exploser. Il se leva et rattrapa son père alors qu’il parlait dans leur couloir avec des employés.
« Pap… Monsieur Bradshow ? Est ce que je pourrais vous parler s’il vous plaît ? ». Il avait pris l’habitude de l’appeler comme ça au bureau et de le vouvoyer, même si le naturel revenait parfois au galop. Son père le regarda, surprit. Il ne s’était pas adressé la parole depuis ce matin, excepté l’instant d’avant. « Je suis là, je t’écoute ! », dit-il d’un ton qui se voulait rassurant. Typique, il fallait sauver les apparences…
« Bien… Je voulais juste te dire, Papa, que j’en ai marre. Tout ce travail que tu me donnes, j’en ai ma claque ! ». La mine de son père s’était décomposée sur l’instant, les paroles de son fils le laissant sans réaction.
« Toute ma vie j’ai subi tes décisions, sans jamais m’y opposer. Et pourtant tu savais très bien que ça ne me correspondait pas, et que tu m’imposais un futur que je ne voulais pas. »
« Jesus ! ». Son père avait reprit ses esprits, et son autorité naturelle. C’était un avertissement. Si son fils n’arrêtait pas tout de suite ses simagrées, il allait en subir les conséquences.
« Laisse moi finir s’il te plaît ! Je l’ai supporté sans un mot depuis tout petit. J’ai fait des efforts, même. Je voulais te faire plaisir, te rendre fier, être un bon fiston. J’ai voulu te soulager après la mort de Logan. J’ai voulu me faire petit après que tout soit révélé à propos de Sarah et de mon problème de boisson. Alors je n’ai rien dit. Mais maintenant je me rends compte que je ne peux plus faire passer ton bonheur avant le mien. Je veux faire carrière dans la musique, je veux pouvoir tomber amoureux de qui je veux. Je veux pouvoir faire mes propres choix, papa. Et j’aimerais que tu sois là pour me soutenir, tant qu’ils me rendent heureux. J’ai envie d’avoir un père digne de ce nom, qui m’écoute et qui me guide, sans pour autant me contraindre. Un père qui voit que son fils va mal et qui vient l’aider au lieu de se laisser guider par sa peur. Alors si tu crois que tu peux être cet homme là, sache que je serais prêt à t’accepter. Mais si tu comptes continuer à régir ma vie, à te mettre des œillères et à délaisser ta famille pour ton travail, sache qu’au contraire tu risques de me perdre… ».
Jesus avait dit tout ça d’une traite, et retenait son souffle à présent, dans l’attente d’une réaction de son père. Celui-ci était passé par plusieurs états, de la surprise à la colère en passant par la honte. Il pouvait le voir, le monologue de son fils avait rameuté tous les employés alentours, choqués ou attendris par tant d’émotions. Mais lui ne pouvait pas se permettre de montrer que Jesus l’avait touché. Il avait toujours dirigé cette entreprise avec professionnalisme et l’effusion de sentiments de son fils n’en était sûrement pas un bon exemple.
« J’ai des choses à faire, on verra ça à la maison. », dit-il, avant de tourner le dos aux personnes présentes dans la pièce. Jesus ne savait pas trop quoi penser de cette dernière phrase. D’accord, il n’avait pas réussi à obtenir quelque chose de son père maintenant, mais au moins avait-il accepté d’en parler de retour chez eux. Et s’il pensait pouvoir y échapper alors, le jeune homme saurait être là pour lui rappeler. En tout cas, il se sentait plus léger, plus libre. Que c’était bon de dire ce qu’on avait sur le cœur après tant d’années. Enfin il avait pu avoir ce courage qui lui avait tant manqué jusqu’alors. Qu’est ce que Morgan et Logan auraient été fier de lui en le voyant. Mais l’un n’était plus là, et s’il avait très envie d’appeler l’autre pour lui raconter la scène, il ne pouvait pas après celle qui s’était déroulée hier soir…