Strasburg – Pennsylvanie (1998) Elle sait que ce n'est pas habituel. Elle sait qu'ils voient tous d'un mauvais œil ce qu'elle s'apprête à faire. Elle le sait, elle le voit, mais cela lui semble pourtant être la bonne décision à prendre. Elle veut prendre sa décision en toute connaissance de cause. Elle veut être sûre, elle veut effacer les quelques doutes qui l'animent encore. Elle ne veut pas juste avoir un aperçu du monde extérieur, elle veut y vivre, elle veut apprendre à le connaître vraiment. Elle veut savoir, pour être sûre de la vie qu'elle veut mener ensuite. Ils n'approuvent pas, mais ils acceptent, silencieux. Dans le fond, ils savent sans doute que s'ils la retiennent, elle choisira de partir. Alors on passe ça sous le compte de l'adolescence et on oublie qu'elle a toujours trop ressemblé à ce frère qui a choisi de ne pas rejoindre l'église amish. On oublie qu'elle a toujours eu dans le regard cette même curiosité envers les anglais, qu'il y a toujours eu, sans qu'on ne puisse dire quoi, quelque chose de différent chez elle. On fait taire ce sentiment qui murmure que sa place n'est pas ici, parce qu'elle a toujours été une enfant obéissante, travailleuse et respectueuse, parce qu'elle a toujours été celle qui se réfugie dans la prière, celle qui suit chacune de leur croyance sans poser de question. Et parce qu'on oublie, on la laisse prendre l'avion pour l'Alaska, on la laisse rendre visite à ce frère dont on ne parle plus. Et on espère, on espère qu'elle prendra la bonne décision, sans rien dire. Dans leurs regards, elle voit leur désapprobation et leur tristesse. Ils sont persuadés que ce n'est pas un au-revoir mais un adieu. Elle, elle ne sait pas, pas encore. Alors elle regarde sa famille qui se tient là. Ils sont nombreux, trop nombreux pour tous les nommer. Son père a le visage fermé et se gratte légèrement la barbe. Il ne le fera pas savoir, mais elle se doute qu'il a un peu peur de savoir sa fille livrée à elle même dans ce monde qui leur est si étranger. Sa mère a les yeux quelque peu humides. Elle retient ses larmes et Mary-Ann le regrette un peu. Pour une fois, juste une fois, elle aimerait qu'ils puissent montrer leurs sentiments sans essayer de faire bonne figure. Mais ce n'est pas comme ça qu'on procède, pas chez eux. Un peu en retrait, elle voit sa sœur Lilith qui donne le sein à son fils de quatre mois. Elle, elle n'est pas vraiment passé par la case rumspringa, c'est comme si elle avait toujours su. Un trait de caractère qu'elle lui envie et en même temps, elle ne se sent pas tout à fait prêtre à épouser un homme et a lui donner des enfants, alors elle sait qu'il est préférable qu'elle s'en aille pour un temps. Elle regarde alors Samuel, l'un de ses frères, il aura seize ans en fin d'année et elle sait qu'il se languit lui aussi de découvrir le monde extérieur, avec moins d'entrain qu'elle, mais tout de même. Elle regarde a tour de rôle chacun de ses autres frères et sœurs. En comptant celui qu'elle s'apprête à rejoindre, ils sont cinq filles et six garçons, le plus âgée a aujourd'hui trente et un ans, le plus jeune onze. Il y a tant de choses qu'elle aimerait leur dire, tant de chose pour leur faire comprendre qu'elle les aime, tous, mais qu'elle refuse de prendre une décision aussi importante sans avoir connaissance de toutes les possibilités qui s'ouvrent à elle. Sans doute était-elle trop proche de Saul autrefois, peut-être qu'il lui manque juste un peu trop et peut-être qu'elle décidera de revenir au bout de quelques semaines. Mais elle doit savoir, elle doit vivre cette expérience. Saul le sait, c'est pour cela qu'il lui a envoyé un billet d'avion et une lettre. Ils ont sept ans d'écart, mais il a toujours été celui qui la comprenait le mieux. Elle a été celle qui a le plus mal vécu son refus de rester dans la communauté, celle qui pleurait dans son lit la nuit lorsque tout le dormait, celle qui n'avait jamais cessé de parler de lui et celle qui avait toujours souhaité qu'il puisse venir la voir. Aujourd'hui, elle marchait dans les pas de son frère et elle était la seule à ne pas s'en rendre compte, la seule qui pensait qu'il s'agissait là d'une bonne idée. On entend une cloche sonner au loin et tout le monde se lève, presque à l'unisson. Il est l'heure. Mary-Ann fait alors quelques pas en direction de sa mère et la regarde longuement. Elles hésitent puis, par un accord silencieux, se prennent dans les bras l'une de l'autre. « Je reviendrais. ». Elle sait que ses paroles n'ont pas d'importance, que seul ses actes en auront, mais elle a besoin de le dire à sa mère, de le lui murmurer à l'oreille. Ce n'est pas un adieu, c'est un au-revoir, mais elle veut d'abord apprendre à connaître ce monde auquel elle va renoncer. Est-ce si grave ? D'être ainsi curieuse d'un monde où elle est persuadé ne jamais se sentir chez elle ? Peut-être et elle s'en excusera sûrement un jour, mais pas maintenant. Maintenant, une valise dans la main, elle part vers la ville, accompagnée de son père. Elle prendra le bus pour se rendre à l'aéroport, le reste, c'est une aventure qui commence.


Fairbanks – Alaska (1998) C'est du bout des lèvres qu'elle goûte la nourriture qu'il y a dans son assiette. Depuis qu'elle est arrivée, il y a un peu plus d'un mois, c'est la première fois que Saul cuisine. Elle a apprit qu'un homme n'a rien à faire derrière les fourneaux. C'est comme ça. Un homme ça travaille les champs, le bois, etc, mais ça ne cuisine pas. Alors elle a un peu peur de ce qu'elle va manger. Elle sait que Saul ne l'empoisonnera pas volontairement, mais elle a été conditionnée à penser qu'un homme ça ne sait pas cuisiner. Alors elle est surprise quand elle se rend compte qu'en faite, c'est tout à fait mangeable ce qu'il y a dans son assiette. Et Saul, il la regarde, un sourire au coin des lèvres, qui s'élargit quand il voit la surprise dans ses yeux. Regard qu'elle pose alors sur lui. Elle aussi elle sourit. « C'est mangeable. ». Elle plisse un peu le nez, taquine. Et Saul il se met à rire de bon coeur. Elle le rejoint bientôt. Saul il est important pour elle. Des frères et des sœurs elle en a plein, trop peut-être, mais il n'y a toujours eu qu'avec Saul que la relation a toujours été simple. Ils se comprennent, parce qu'ils sont pareils. Il a remarqué qu'elle a changé depuis qu'elle est arrivée. Il voit l'éclat dans ses yeux, il voit ses sourires, son émerveillement. Il le sait, il le sent, qu'elle est plus heureuse ici que là-bas. Mais il ne lui dit pas, il sait qu'elle lui assurera le contraire. Parce que la petite fille qu'il a connu autre fois est toujours là. Parce qu'il l'entend le soir réciter ses prières en Allemand, parce qu'il voit qu'elle n'est pas encore tout à fait à l'aise dans les vêtements qu'il lui a acheté. Parce qu'il sait qu'elle continue de penser que seule sa curiosité l'a conduite jusqu'ici. Il sait, parce qu'il était pareil. Il la comprend, mieux que personne. Mary-Ann sait qu'il l'observe, du coin de l'oeil souvent, mais elle le voit. Il n'est pas toujours discret pour ça. Mais c'est pas grave. Elle sait qu'il veille juste sur elle, c'est son rôle de grand-frère. Elle sait qu'il s'en voudrait s'il lui arrivait quelque chose ici. Alors elle reste silencieuse sur ce sujet. Elle se passe une main dans les cheveux. « Demain on ira voir la réserve avec Morgan. ». Elle le voit froncer légèrement les sourcils. Elle ne comprend pas. Cette fois, elle ne sait pas. Elle ne sait pas que même s'il apprécie Morgan et qu'il lui est reconnaissant de lui montrer ainsi la ville, il trouve étrange qu'elle n'ait que ce prénom à la bouche. Elle ne sait pas qu'il aimerait qu'elle soit aussi enthousiaste quand elle parle de ses quelques autres amis. Elle ne sait pas qu'il voit comment elle la regarde et que cela lui fait peur. Elle ne sait pas qu'il a peur qu'elle ressorte le coeur brisé de cette relation naissante. Mais comment pourrait-elle le savoir ? Elle qui n'a pas encore conscience des sentiments qui naissent en elle à l'égard de son amie. Elle qui est encore loin de s'imaginer que l'amour ce n'est pas forcément entre un homme et une femme. Alors non, elle ne sait pas, elle ne comprend pas. Il le sait, il le voit et cela lui fait peur. Peur au point de vouloir la mettre en garde, quand bien même il se doute qu'elle ne comprendra pas. « Fais attention Mary-Ann, ne t'attaches pas trop. ». Il se gratte légèrement l'arrière du crâne et elle le regarde étrangement. Il cherche ses mots. Il ne veut pas se montrer trop dur, mais il veut lui faire comprendre tout de même. « Je veux dire, je sais que t'as l'intention de retourner là-bas Mary. Alors qu'est-ce qu'il se passera si tu t'attaches trop ? Ca te brisera le coeur de devoir la laisser ici. Ne t'infliges pas ça. ». Il sait que c'est trop tard déjà. Il sait qu'elle est comme ça, qu'elle s'attache trop vite. Mais il peut encore éviter le pire, il peut l'empêcher de tomber amoureuse de Morgan. Il n'est pas choqué par cette possibilité, il ne juge pas, il se fiche de savoir si Dieu interdit ce genre de relation ou non. Il sait que l'amour, ça ne se contrôle pas. Elle le regarde intensément, comme si elle voulait lire dans ses pensées. Son regard s'assombrit quand elle prend conscience qu'il a raison. Elle détestera laisser son amie et ne plus jamais avoir de nouvelle d'elle. Mais c'est un risque qu'elle est prête à prendre. De plus, qui lui dit qu'elle ne choisira pas de rester avec lui après tout ? Rien. « Te quitter me brisera le coeur aussi Saul. Alors un peu plus un peu moins, qu'est-ce que ça change ? Et puis ce n'est pas comme si j'étais en train de vivre une grande histoire d'amour dont je ne me remettrais jamais. Je t'aime, mais je sais ce que je fais. ». Ce n'est pas vrai. Elle ne sait pas. Sinon elle écouterait Saul, sinon elle aurait su qu'il était préférable de rester loin de Morgan. Mais il y a toujours l'innocence dans son regard et ses sourires et elle est persuadée qu'elle se remettra d'une amitié perdue, aussi belle soit-elle. Elle va se brûler les ailes, mais ça, il est encore trop tôt pour qu'elle le comprenne. Saul soupire, il sait que cela ne sert à rien d'insister. Il sait qu'elle ne l'écoutera pas. Silencieusement, il se met à croire que sa sœur restera peut-être après tout.


Fairbanks – Alaska (1999) Elle regarde Saul, les larmes aux yeux. Elle vient de passer une des plus belle journée de sa vie. Oui, c'était une belle journée, pourtant, en rentrant et en voyant son frère, les larmes lui sont monté aux yeux. Parce qu'elle a comprit quelque chose. Quelque chose qui lui fait atrocement mal au coeur. Quelque chose de laquelle Saul l'avait prévenue. « Je l'aime. Saul… Je… Je l'aime. ». Elle ne devrait pas pleurer tout en lui avouant ça. Elle le sait. Ce n'est pas comme ça que cela doit fonctionner. Elle devrait sourire, exploser de joie. Mais non, les larmes coulent le long de ses joues alors que Saul s'approche d'elle pour la prendre dans ses bras. « Je sais. ». Bien sûr qu'il sait. Il sait parce qu'il ne la connaît que trop bien. Parce qu'il n'a pas cessé de l'observer depuis son arrivé. Parce qu'il a vu que son monde ne tournait plus qu'autour de Morgan. Parce que lui aussi, il a connu ça. Mais elle, elle le sait pas. Elle n'a jamais su pourquoi Saul avait choisi de quitter leur communauté pour toujours. Il ne lui a jamais dit, même en la voyant faire la même erreur que lui. Parce qu'il n'avait pas le droit de l'empêcher de vivre quelque chose d'aussi beau que l'émois des premiers amours. « Je… Je ne veux plus partir Saul. Je veux rester là, avec toi. Avec elle. ». Elle pourrait continuer de travailler avec Saul. Elle n'est pas menuisier, mais il lui avait apprit deux trois trucs depuis son arrivé, il pouvait continuer à lui apprendre. Elle peut broder aussi. Elle s'en sortirait dans ce monde. Saul prend alors son visage entre ses mains et la force à le regarder. « Ecoutes moi bien Mary-Ann. Si tu décides de rester, tu dois le décider pour toi. Pas parce que tu l'aimes, pas parce que tu veux rester avec elle. Mais pour toi. Parce que tu auras sentit que ta place est ici et pas là-bas. Cette décision tu ne dois pas la prendre en fonction d'elle. ». Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas ce qu'il essaie de lui dire et il le voit dans ses yeux. Il soupire et il s'éloigne d'elle en se grattant l'arrière du crâne. Alors elle pense qu'il ne comprend pas. Elle pense qu'il ne sait pas ce que c'est d'aimer une personne aussi fort qu'elle aime Morgan. Il ne peut pas comprendre ce qu'elle ressent. « Mais je l'aime Saul… Tu comprends pas... ». Il se retourne vers elle, il a quelque chose dans le regard qu'elle n'a jamais vu. Elle se trompe. Il comprend. Peut-être trop. « Je suis resté parce que j'étais amoureux Mary ! Alors oui je comprends ! Je comprends que ton coeur s'arrête quand tu la vois, je comprends que t'as le sentiment d'appartenir à ce monde quand t'es dans ses bras. Mais tu vois, ça dure pas. Un jour elle se rendra compte que t'es trop différente pour elle. Un jour elle se rendra compte qu'elle ne supporte pas que tu sois croyante, que tu ne peux pas t'empêcher de jurer dans une langue qui lui est inconnue. Un jour elle te quittera et tu resteras seule avec l'impossibilité de retourner auprès de ta famille, ceux qui t'aimaient plus que tout et que tu as choisi d'abandonner ! Alors je t'en pris Mary, si tu veux rester, restes parce que tu est sûre que c'est la bonne décision, pas parce que tu l'aimes! ». C'est la première fois qu'elle voit pleurer son frère et ça lui fait mal au coeur. Mais elle est en colère aussi. En colère parce qu'elle pense qu'il a raison. Elle ne doute pas de l'amour de Morgan, ça jamais. Mais l'aimerait-elle toujours dans cinq ans ? Dans dix ans ? Elle ne le sait pas et ça, ça lui fiche une trouille monstre. Parce que sans Morgan, elle ne se sentira jamais bien dans ce monde et elle le sait. Même avec Morgan, elle n'est toujours pas à l'aise quand elles sont entourées d'autres personnes. Alors si Morgan se rend compte qu'elle ne l'aime plus, comment elle survivra ici ? Elle est en colère, parce que son frère vient de lui cracher à la figure cette vérité qu'elle niait. Sa place n'est pas dans ce monde. Mais elle sait, elle sait que sa place n'est pas non plus en Pennsylvanie. Tout le monde le sait ça. Tout le monde le voit. Mais si elle doit se sentir étrangère quelque part, autant que cela soit là où elle sera toujours entourée. Cette prise de conscience fait mal. Trop mal. Elle a encore un peu de temps pour profiter de cette vie, mais elle vient de comprendre qu'elle va briser le coeur de Morgan. C'est inévitable. Elle le sait maintenant. Elle s'est accrochée à l'espoir que peut-être elles pourraient vivre heureuses jusqu'à la fin de leur vie. Mais là, avec sa confession, Saul vient de lui faire prendre conscience que ce n'était qu'une chimère. L'amour ne dure pas. Seul le respect et l'affection durent. C'est sur ça que son mariage sera basé. Elle le sait. Alors là, après avoir enfin avoué son amour pour Morgan à Saul, elle prend sa décision. Elle rentrera. Elle l'a promis à sa mère, elle tiendra sa promesse. Ca lui brise le coeur. Et elle va être égoïste. Elle va profiter à cent pour cent du temps qu'il lui reste avec Morgan. Elle va être égoïste, elle ne va rien lui dire. Parce qu'elle l'aime trop. Parce qu'au fond d'elle même, elle sait que Saul à tord, que Morgan ne lui fera jamais ça. Elle a prit sa décision, là en serrant son frère dans ses bras, elle a prit la décision la plus douloureuse et difficile de sa vie. Renoncer à l'amour de sa vie.

Fairbanks – Alaska (2000) C'est la fin du voyage, la fin de leur histoire. Elle le sait et cela se voit lorsqu'elle pose son regard sur Morgan. C'était deux années magnifiques, mais aujourd'hui c'est fini. Aujourd'hui elle dit adieu à celle qu'elle aime, à celle qu'elle aimera toujours. Elle ne sait pas encore que dans quelques années, elle le regrettera. Elle sait juste que son coeur se brise et qu'il ne se réparera jamais vraiment. Elle sait juste qu'elle n'a pas d'autre choix. Elle a passé deux années magnifiques, mais sa place n'est pas ici. Qu'importe combien elle aime Morgan, qu'importe combien elle aimerait rester auprès d'elle jusqu'à la fin de ses jours. Elle a prit sa décision, elle rentre chez elle. Elle retourne auprès de sa famille, sa communauté. Elle va rejoindre l'église, se faire baptiser. Sa place c'est là-bas, elle le sait, elle la toujours su. Elle l'a dit à sa mère en partant. Elle se souvient de son je reviendrais. C'était une promesse. On ne doit pas briser une promesse. Alors oui, elle rentre chez elle, à des milliers de kilomètres de Morgan. Elle n'a rien dit à la jeune femme. Elle n'en a pas eu le courage. Mais Morgan le sait, elle l'a toujours su. Dés le début, leur histoire avait une date limite de consommation. Elles ont consommé chaque secondes, chaque minutes, chaque heures. C'était beau, c'était fort, c'était magique. Mais la date de fin est arrivée. Mary-Ann ravale ses larmes en regardant Morgan. Elle n'a pas le droit de pleurer. C'est sa faute si elle a le coeur brisé. C'est sa faute si elle brise celui de Morgan. Saul l'avait prévenu. Elle ne l'a pas écoutée. Elle aurait dû. Elle le sait maintenant. Mais maintenant, il est trop tard. Alors elle se tient là, face à Morgan devant la porte de la maison de Saul, à chercher les mots juste pour dire adieu à celle qu'elle aime et qu'elle aimera toujours. Mais elle n'a pas les mots justes, parce qu'elle ne veut pas avouer à Morgan qu'elle prend l'avion demain. Parce qu'elle est égoïste au point de vouloir garder plus longtemps l'espoir que tout ça n'est qu'un rêve. Qu'elle n'est pas vraiment en train de mettre fin à la plus belle histoire qu'elle ne vivra jamais. Elle sait qu'elle en vivra d'autres, elle sait aussi qu'elles ne seront jamais aussi belles, aussi fortes. Mais rien n'est jamais aussi beau et fort qu'un premier amour pas vrai ? Et ce souvenir s'estompera lorsqu'elle rencontrera son futur époux. Elle s'en convainc. Parce que c'est comme ça que cela doit se passer. Parce qu'elle n'est pas tout à fait comme Saul, parce qu'elle n'est pas vraiment à sa place dans ce monde et qu'elle doit retourner dans celui d'où elle vient. Elle pose une main tendre sur la joue de Morgan, la caressant de son pouce. Elle se mord l'intérieur des joues pour ne pas pleurer. Morgan doit savoir, elle est trop silencieuse pour que ce ne soit pas le cas. Mais elle ne lui dira pas. Elle ne peut pas. Et aucun mot ne le diront aussi bien qu'un baiser. Alors elle embrasse Morgan. Avec tout son amour, toute sa passion, tout son regret et toutes ses excuses. Le baiser en est beau, trop beau pour un adieu. Et elle le fait durer, parce que c'est le dernier, parce qu'elle n'a pas envie que ce moment s'achève. Parce que s'il s'achève, alors ce sera vraiment la fin. Mais elle n'a pas le choix, parce qu'elle n'a plus de souffle. Il faut qu'elle y mette fin. Il faut que ce soit fait rapidement, comme quand on arrache un pansement. Mais c'est trop douloureux, elle ne peut pas. Alors elle sépare leurs lèvres juste le temps de reprendre son souffle avant d'embrasser de nouveau Morgan. C'est le parfait moment pour que sa petite-amie essaie de la retenir. Le moment où elle craquera le plus facilement. Parce qu'elle l'aime. Beaucoup trop. Mais Morgan ne saisit pas l'opportunité et lorsque leurs lèvres se séparent de nouveau, Mary-Ann la regarde un long moment dans les yeux. « Je t'aime. ». C'est cruel de le dire maintenant, c'est cruel de remuer le couteau dans la plaie. Mais c'est la vérité. Elle a besoin de le lui dire et elle est trop égoïste pour penser que cela fera peut-être plus de mal que de bien. Et elle n'ajoute rien quand elle lui tourne le dos et ouvre la porte. C'est la fin. Demain elle n'aura pas le temps de la voir, pas le temps de lui parler, pas le temps de regretter. Demain, elle montera dans cet avion et tout sera fini une fois pour toute. Demain elle reprendra la vie qu'elle est persuadée devoir mener. Et dans quelques années, elle aura oublié Morgan. Elle en est persuadée. Elle ne sait pas encore à quel point elle se trompe. Elle ne sait pas encore que Morgan sera dans son esprit et son coeur à chaque évènement important de sa vie. Elle ne sait pas encore qu'elle ne cessera plus de courir après un semblant de cet amour qu'elles ont partagé. Elle ne sait pas encore que le choix qu'elle vient de faire gâchera le reste de sa vie. Elle ne sait pas encore que le bonheur qu'elle croira vivre ensuite ne sera que chimère. Non ,elle ne sait pas tout ça, alors elle rentre dans la maison et referme la porte. Sans un mot de plus, sans un regard de plus. C'est fini. C'était beau, c'était fort, c'était magique, mais aujourd'hui, c'est fini.


Strasburg – Pennsylvanie (2003) Elle regarde l'homme endormi à côté d'elle. Son époux, un terme auquel elle n'est toujours pas totalement habituée, pourtant cela fait déjà presque un an qu'ils sont mariés. Son sommeil semble paisible, presque sans rêves et elle se demande à quoi il peut bien rêver, quels désirs l'animent. Ils ne parlent pas de ces choses là, à peine lui murmure-t'il un je t'aime à l'occasion. Mais elle s'en fiche Mary-Ann, parce qu'elle n'a pas envie de répondre à une telle déclaration. Elle l'apprécie, elle le respecte et elle a beaucoup d'affection pour lui, mais ce n'est pas de l'amour. Cela la rend triste dans des moments comme celui-ci. Elle a commis l'erreur de connaître l'amour une fois, aujourd'hui elle court après et elle croit parfois le trouver dans ses bras, quand ils partagent ses moments d'intimités particuliers. Ce n'est qu'une chimère et c'est lorsque le sommeil la quitte en pleine nuit qu'elle s'en rend le plus compte. Morgan lui manque. Même après trois années. Morgan lui manquera toujours. Mais elle ne parle pas d'elle, jamais. Elle ne parle jamais de ses deux années en Alaska, jamais. Ils n'ont pas envie qu'elle en parle de toutes façons, ils ne veulent pas savoir, persuadés que l'ignorance est plus salutaire. Parfois, elle se surprend à oublier, quand elle travaille dans les champs, quand elle brode, quand elle fait la classe aux enfants de la communauté. Mais pas là. Une main posée sur le ventre, elle ne peut penser qu'à Morgan et à cette vie qu'elle a abandonnée. Elle pense à son amour perdu, un regard triste posée sur celui qu'elle a aujourd'hui. Elle doute. A t'elle fait le bon choix ? Est-elle vraiment mieux ici avec eux, que là bas avec elle ? Sa réponse varie d'un jour à l'autre. Aujourd'hui elle se sent plus tiraillée encore que les autres fois. L'homme à côté d'elle bouge un peu, se retourne et ouvre les yeux. Des yeux d'un bleu si clair qu'elle a souvent prit l'habitude de s'y perdre. Dans ses iris océan, elle se sent en sécurité, comme si rien ne pouvait l'atteindre. Il se redresse en la voyant réveillée, elle esquisse un sourire. C'est un homme bon et elle ne comprend pas pourquoi elle ne ressent pas toutes ces choses que Morgan lui faisait ressentir. « Tout va bien? ». Mary-Ann remet doucement une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Oui, tout va bien. Parce que ces moments de nostalgie n'enlèvent rien à la beauté de la vie, au bonheur d'être auprès de sa famille, à la joie qu'elle est sur le point de procurer à son époux. « Oui. ». Pas besoin d'en faire des tonnes. Elle prend délicatement la main de son époux et la pose sur son ventre, là ou la sienne avait reposé quelques minutes plus tôt. « Je suis enceinte. ». Il faut quelques secondes à son époux pour assimiler ce qu'elle vient de lui dire. Et elle sourit. C'est une bonne nouvelle. Une nouvelle que tout le monde attend dans leur communauté. Une nouvelle qui sera accueillie dans la joie et la bonne humeur. Cela aurait été l'absence d'une grossesse qui aurait été curieuse, l'absence d'enfant dans le couple qui les aurait conduit à penser qu'elle ne jouait pas son rôle correctement. Mary-Ann le sait et c'est la raison pour laquelle elle se réjouit un peu plus de cette nouvelle. « On va avoir un bébé? ». Elle laisse échapper un petit rire tout en faisant un signe positif de la tête. L'homme se redresse alors de nouveau pour la prendre dans ses bras. Il n'est jamais démonstratif en public, elle le sait, mais dans l'intimité de leur chambre, il a des gestes qu'elle ne lui aurait jamais soupçonné autrement. Il la serre contre lui tout en déposant des baisers dans son cou. Il l'aime, elle le sait, elle le sent. Mais pas elle. Pas vraiment. Pas comme elle le devrait. Ca aussi elle le sait et ça la rend triste au fond, mais elle ne montre rien. Rien d'autre que son sourire. Il serait mal venue d'être triste dans une telle situation. Elle pose une main sur sa joue, recouverte de cette barbe qu'il n'a pas coupé depuis leur mariage. Elle plonge son regard dans le sien et sourit avant de poser ses lèvres sur les siennes. Elle est trop entreprenante pour une femme, ils le savent. Mais lui, il aime ça, il le lui a avoué une fois. Et elle vient de lui annoncer la plus belle des nouvelles, alors il ne se souci guère de savoir si ce qu'elle fait est correcte ou non. Pas même lorsqu'elle passe une main aventureuse sous le tissus de son vêtement. Il faut bien célébrer ce premier enfant d'une longue ligné.

Strasburg – Pennsylvanie (2010) Une main posée sur son ventre rond, elle ne peut retenir les larmes qui coulent le long de ses joues. A côté d'elle, son époux à le visage tiré et les yeux humides, quand bien même il est suffisamment fort pour retenir ses larmes. A quelques mètres à peine, dans son cercueil, Joseph semble paisiblement endormi. Mais ils savent qu'il ne se réveillera jamais. Vêtu entièrement de blanc, il ressemble à un ange, c'est du moins ce qu'elle ne peut s'empêcher de penser. Derrière ses larmes, se cache la tristesse et la colère. Son fils est partit, trop tôt, et cela aurait pu être évité, elle le sait. Elle sait que s'il avait été vacciné, alors il ne serait pas tombé malade. Elle sait que s'ils n'avaient pas attendu aussi longtemps pour l'emmener chez un médecin anglais, il aurait pu vivre. Alors silencieusement, elle est en colère, elle est révoltée. Mais surtout, elle est brisée. Aucun parent ne devrait enterrer son enfant. Cette phrase fait maintenant sens en elle. Jamais elle ne le verra courtiser une demoiselle, l'épouser et avoir des enfants. Il restera à jamais figé dans ses sept ans, innocent et insouciant. Il lui ressemblait tant pourtant. Avec ses yeux bleus et sa chevelure blonde. Comme elle il était d'apparence calme alors qu'une tempête faisait rage en lui. Il était son fils, son premier né et aujourd'hui il n'était plus qu'un corps sans vie, une âme qui avait rejoint le royaume de Dieu. Trop tôt. Quand elle avait vu son fils allongé dans son lit, si pâle et si faible, elle s'était sentie tellement impuissante. Incapable d'apaiser sa douleur, incapable de le soigner, incapable de faire renaître le sourire sur ses lèvres. Quelque chose s'était brisée en elle ce jour là. Elle sait maintenant que rien ne sera jamais plus pareil pour elle. Elle le sait parce que dans cette terrible épreuve, ce n'est pas le réconfort de son époux qu'elle veut. Elle sait pourtant que c'est sur son épaule qu'elle doit pleurer. Elle sait qu'ils doivent se soutenir l'un l'autre, que c'est comme ça. Mais en caressant son ventre rond, elle ne pense qu'à une personne. Morgan. Elle sait que c'est mal, mais elle ne peut faire taire ce sentiment en elle, celui qui lui hurle de retourner à Fairbanks pour la retrouver. Même après toutes ces années, c'est dans les bras de Morgan qu'elle veut enfouir sa peine. Mais son visage est impassible et personne ne peut se douter de ce qu'il se passe dans son coeur aujourd'hui meurtri. Seule une grimace vient déformer ses traits, l'enfant qu'elle porte donne des coups de pieds. Sa douleur grandit alors qu'elle comprend qu'il ou elle ne connaîtra jamais Joseph. Elle tourne alors la tête vers ses autres enfants. Elle voit la tristesse sur leur visage à eux aussi. Seule les jumelles Rose et Sarah, à peine âgées d'un an, semblent épargnées par cette épreuve. Elles ne garderont aucun souvenir de ce frère qui avait pourtant été ravi d'avoir deux petites sœurs de plus. Ce frère qui, malgré son jeune âge, avait toujours voulu prendre soin d'elles. A mesure qu'elle observait les personnes réunies chez elle, elle prenait conscience de toute sa douleur et de toute son inutilité. Qu'était-elle sans ses enfants ? Rien. Triste prise de conscience. A partir du moment où elle avait épousé Andrew, elle n'avait plus été que son épouse et la mère de ses enfants. Rien de plus. Son rôle depuis s'était réduit à lui donner des enfants et à prendre soin d'eux. Et il lui avait fallut perdre un fils pour se rendre compte qu'elle n'était rien sans ces petits êtres. Seulement, cela ne lui convient pas à Mary-Ann. Elle a été quelqu'un autrefois. Là-bas, dans le monde extérieur, elle n'était pas la fille de Joshua et Elizabeth Lantz ou l'épouse de Andrew Coblenz, mère de six enfants, enceinte du septième, elle avait été Mary-Ann, juste Mary-Ann et elle avait adoré ça. Elle a un goût amère dans la bouche en y pensant. Elle aime ses enfants, plus que tout au monde, mais là, le regard posé sur Joseph, elle commence à se demander si elle a bien prit la bonne décision quelques années plus tôt. Mais il n'est pas le temps des regrets, le pasteur a terminé son sermon, les gens se lèvent déjà. Elle reste assise sur sa chaise, incapable de bouger, même lorsqu'elle sent son époux se lever. Il pose une main sur son épaule et elle lève vers lui un regard embué de larme. « Il est temps. ». Ces mots sont cruels à son oreille. Elle refuse d'accepter qu'il est temps de mettre en terre son fils. Et toute sa détresse passe dans son regard. Il le voit, il la comprend, il se montre fort, pour elle. Il lui tend une main, qu'elle prend après un moment d'hésitation. Il l'aide à se lever alors que l'enfant qu'elle porte donne de nouveau des coups de pieds. Sans doute est-ce la peine de sa mère qui l'agite ainsi. Elle essaie de le calmer en caressant tendrement son ventre alors qu'Andrew la soutient, passant un bras autour d'elle. Et c'est avec le soutient précieux de son époux qu'elle trouve la force de se rendre jusqu'au cimetière et de regarder le cercueil de son fils être recouvert de terre. Elle est brisée, mais elle ne sait pas encore que c'est le début de sa prise de conscience brutale.


Strasburg – Pennsylvanie (2011) Son regard se pose sur Esther et elle sourit. Un sourire franc, un sourire qui se veut rare depuis la mort de Joseph. Un sourire précieux. Elle la regarde s'approcher d'elle. Elle sent que quelque chose ne va pas, Esther ne sourit pas. Son coeur se serre alors. Elle sait que c'est mal ce qu'elles font ici, elle sait qu'elles blessent les personnes qui leur sont chères en se retrouvant ici. Secrètement. Parce qu'il ne faut pas que cela se sache. Lorsqu'Esther arrive à sa hauteur, elle ne peut pas s'empêcher de prendre aussitôt ses mains dans les siennes et de plonger son regard dans le sien. Oui c'est mal ce qu'elles font, mais Mary-Ann en a besoin. Elle a besoin d'Esther avec ses longs cheveux noirs, ses yeux noisette et son sourire réconfortant. Elle a besoin de ses caresses et de ses baisers, besoin de ses bras autour d'elle. Parce que l'amour d'Andrew n'est plus suffisant, l'a-t'il seulement été avant ? Parce qu'avec Esther, Mary-Ann a de nouveau l'impression d'être quelqu'un, de vivre. Dans les bras d'Esther, elle n'est pas la femme d'Andrew et la mère de ses enfants, elle est juste elle. Ce sentiment, elle l'avait cru perdu pour toujours. Alors oui, elle a besoin d'Esther, qu'importe combien leurs actes sont condamnables. Elle s'en fiche. Pas Esther. Esther elle a le regard triste et elle ne sourit pas. Esther on dirait qu'elle cherche ses mots, pour ne pas la blesser tout en lui disant la vérité. Mais il n'y a aucun moyen de rendre cela plus facile. « Il faut qu'on arrête. C'est...C'est mal. Je ne peux plus faire ça. ». Elle sert légèrement les dents. Elle sait qu'Esther a raison, elle sait qu'elles n'auraient jamais dû commencer cette histoire. Elle sait qu'elle ne devrait pas autant désirer son amie. Elle a bien conscience de tout ça, mais elle a égoïstement besoin de cette présence dans sa vie. Elle sert un peu les mains d'Esther dans les siennes. « Il se doute de quelque chose? ». Pour Mary-Ann, il s'agit de la seule explication possible. Le mari d'Esther se doute de quelque chose et la menace. Parce qu'elle sait que son amie est heureuse dans ses bras, elle voit la différence dans ses sourires. Elle sait, même si elles n'en parlent jamais de tout ça. Parler cela rendrait ça bien trop réel. Ce n'est pas un problème pour Mary-Ann, mais elle sait que cela ferait fuir Esther encore plus vite. Elles ont grandit ensemble, elle la connaît par coeur. Elles sont pareil, à l'exception que Mary-Ann est plus courageuse, qu'elle est prête à prendre le risque de tout perdre, juste pour un peu d'amour. Esther non. « Tu sais ce qui arrivera si cela venait à se savoir. ». Bien sûr qu'elle le sait, bien sûr que cela lui fait peur. Mais retourner à sa routine d'avant lui semble un destin encore plus terrible. Seule Esther arrive à faire taire la douleur de la mort de Joseph. Une confession qu'elle garde au creux de son coeur. Parce qu'elle sait que si elle le dit à voix haute, elle comprendra que ce n'est qu'une chimère. Un mensonge duquel elle s'est pourtant convaincue. Ce n'est pas la douleur de la mort de Joseph qu'Esther fait taire, c'est celle de l'absence de Morgan. Mais ça, elle n'y pense pas. Elle n'y pense plus à Morgan, parce que ça fait trop mal. Elle lâche une des mains de son amie pour venir la poser sur sa joue. « Oui… Mais ça m'est égal. ». Elle pose ses lèvres sur celles d'Esther dans un baiser timide. Ses mots n'ont aucune valeur, alors elle veut lui montrer. Esther hésite d'abord, mais elle fini par lui rendre son baiser. Elles ont besoin l'une de l'autre, elles ont besoin de cette affection, de cet amour qu'elles ne trouvent pas dans les bras de leurs époux. Mary-Ann sait que ce n'est pas de l'amour qui les uni, pas vraiment. L'amour, ça ne ressemble pas à ça. L'amour ce n'est pas une relation qu'on cache au reste du monde. L'amour on a envie de l'étaler aux yeux du monde. Elle le sait. Et elle sait qu'Esther se leurre, qu'elle croit qu'il s'agit là de l'amour, du vrai. Elle est trop égoïste pour le lui dire. Leurs lèvres se séparent et elles se regardent un long moment, silencieuse. Mary-Ann ne veut pas mettre fin à leur aventure. Elle ne peut pas, elle en a trop besoin. « Tu m'aimes? ». Une question qui lui glace le sang. Elle ne s'y attendait pas. Vraiment pas. Il n'est pas coutume pour elle de parler de ça. C'est trop intime, trop délicat. Ces mots là, elle n'a jamais été capable de les dire à Andrew. Esther ne sera pas différente. Ils sont trop précieux pour elle. Et il s'agit là d'un mensonge qu'elle ne se sent pas capable de prononcer. « Oui. ». Elle est trop égoïste pour dire la vérité toutefois. Trop égoïste pour lui avouer que l'amour ce n'est pas ça. Alors non, elle ne prononcera pas ses trois mots je t'aime, mais elle peut mentir, en lui faisant croire que c'est le cas. Parce qu'elle ne peut plus se passer de la présence d'Esther, parce qu'elle a besoin de son amie pour faire taire les douleurs de son coeur. Mary-Ann, elle est trop différente pour le monde dans lequel elle vit. Elle n'a plus vraiment sa place dans cette communauté qu'elle appelle famille, mais elle préfère porter des oeillères que de s'avouer cette terrible vérité.


Strasburg – Pennsylvanie (2012) Là, debout devant le reste de la communauté, on attend d'elle qu'elle confesse sa faute, qu'elle expie son péché, dans l'espoir de recevoir le pardon du groupe et un nouveau départ. Cela fait une semaine qu'on a découvert son infidélité. Une semaine qu'on la condamne à la solitude, la prière et la réflexion. Une semaine qu'elle n'a plus prit ses enfants dans ses bras, avec pour seul réconfort la possibilité de les observer de loin. Une observation qui la laisse avec une seule conclusion. Ils s'en sortiront parfaitement sans elle. Avec l'aide de leur père et de la communauté, ils deviendront des hommes et des femmes respectables. Avec son absence, ils ne seront jamais corrompu par ses pensées du monde extérieur, par sa différence. Sans elle, ils n'auront pas à subir la suspicion du reste du groupe. Finalement, ils sont mieux sans elle. Elle n'est rien sans eux, mais eux, ils seraient mieux sans elle. Pensée cruelle, mais tellement vrai. Elle le sait, elle s'en rend compte aujourd'hui. Sa place n'est plus ici et s'accrocher à un mensonge ne sert qu'à rendre la vie plus difficile à ses enfants. Son regard voyage parmi toutes les personnes présentes. Elle doit se repentir, se confesser. Mais que dire ? Rien. Parce qu'elle ne regrette pas, parce qu'elle n'aurait pas pu vivre jusque là sans Esther. Esther, qui est là dans la foule, les yeux humides. Son amie a déjà subit ce rituel, son amie est déjà revenue dans le droit chemin. Elle, elle n'en est pas capable et c'est là, devant toutes la communauté, qu'elle en vient à s'en rendre enfin compte. Après une semaine de longue réflexion, c'est seulement leurs regards qui lui font comprendre. Elle ne peut expier sa faute. Alors elle ne dit pas un mot. Elle tourne les talons et rentre dans ce qu'elle a jusque là considéré comme sa maison. Les larmes coulent le long de ses joues alors qu'elle dit silencieusement adieu à ses enfants. Sans doute ne comprendront-ils jamais, sans doute la haïront-ils toute leur vie, mais c'est mieux ainsi. Elle le sait, même si elle ne peut pas le leur expliquer. Même si personne ne comprendra jamais. « Ne fais pas ça… S'il te plais. ». Elle sursaute, parce qu'elle ne s'était pas attendue à ce qu'on la suive. Surtout pas lui. Surtout pas Andrew. Elle se retourne vers lui et le regarde tristement. Elle l'a blessé, elle l'a trahi et pourtant il se tient là, prêt à la convaincre de rester. Elle baisse la tête, ne trouvant rien à lui répondre. Expliquer ne servirait qu'à rendre la chose plus difficile. Il n'a pas envie d'entendre ce qu'elle a à lui dire. Il ne veut pas savoir qu'elle ne l'a jamais vraiment aimé, qu'il n'était qu'un réconfort agréable, tout juste un faible écho d'un amour perdu. Elle ne veut pas lui dire. Elle ne veut pas le blesser plus. Elle relève la tête, croisant son regard. Il est prêt à tout lui pardonner, elle le voit. Il est prêt à faire comme si elle ne s'était pas perdue dans les bras d'une femme, comme si elle n'avait pas bafoué leur famille. Comme si rien n'était jamais arrivé. Elle non. Il lui prend la main, doucement. « Penses aux enfants. ». Sa gorge se serre. Elle n'arrête pas de penser à eux. Elle n'arrête pas de leur murmurer des mots qu'ils n'entendront jamais. Ils sont les personnes les plus importantes dans sa vie, ceux qu'elle aime le plus, mais elle sait que la bonne décision à prendre est de les abandonner. Et finalement, elle se demande si ce n'est pas sa spécialité, abandonner les personnes qu'elle aime. Morgan d'abord, ses enfants ensuite. Peut-être, mais elle ne veut pas y songer maintenant. « Je ne fais que ça Andrew. Je ne m'attends pas à ce que tu comprennes. Ou que quiconque comprenne. Mais c'est la meilleure chose à faire, crois moi. ». Mais il comprend. Ou plutôt, il sait. Il sait qu'elle a toujours été trop différente pour eux. Il sait qu'elle blâme leur mode de vie depuis la mort de Joseph. Il sait qu'elle serait prête à pire que de défier son autorité pour sauver un autre de leurs enfants. Il sait qu'elle est brisée. Depuis qu'il la connaît, il sait. Lui aussi s'est accroché à un mensonge, parce qu'il espérait que son amour et leurs enfants la retiendrait. Il espérait qu'elle oublierait sa vie dans le monde extérieur. Mais il sait qu'elle n'a jamais pu. Qu'elle n'a jamais voulu. Il y a toujours eu cet éclat dans son regard qu'il ne savait pas expliquer. Maintenant il sait. Alors il comprend, il comprend qu'elle est trop brisée aujourd'hui et qu'elle n'a plus sa place ici, qu'elle a comprit qu'elle ne sera jamais plus heureuse si elle reste. Elle retire sa main de la sienne et fait un pas vers lui. Tendrement, elle pose un baiser sur sa joue. Elle ne l'aime pas, mais elle a énormément d'affection pour lui. Il va lui manquer. Autant que ses enfants, autant qu'Esther, autant que le reste de sa famille. Mais le seul nouveau départ qu'elle veut, c'est celui qu'elle va essayer d'obtenir dans le monde extérieur. Sa place n'est plus ici. Elle essuie ses larmes en lui tournant le dos. Elle prend quelques affaires, juste le minimum. Il glisse quelques billets dans sa main. Elle le regarde un long moment. Elle murmure un merci et tout est fini. Elle part. Sans un regard en arrière.


Three Forks – Montana (2013) Elle regarde le feu crépiter dans le cercle de pierres, un sourire aux lèvres. Les nuit printanières sont un peu fraiches dans le Montana. Mais ce n'est pas grave, parce que quelques mois plus tôt, elle n'aurait jamais imaginé pouvoir voir cette région. Elle n'y pense pas. Elle ne veut pas y penser, traçant une ligne franche entre sa vie passée et cette nouvelle vie qu'elle croque à pleine dent. Elle n'a pas grand-chose pourtant. Son sac de couchage, quelques billets en poche et de nouveaux amis. Et la vie est simple. Elle ne pense pas au lendemain, juste à l'instant présent. Un air de guitare est joué dans le groupe. Elle avait oublié son amour pour la musique. Oublié combien toutes ces mélodies sont douces à ses oreilles. Des choses, elle en avait oublié beaucoup et maintenant, elle les redécouvre. On lui donne une tape sur l'épaule. Elle tourne la tête et prend la main qu'on lui tend. Elle se laisse guider, dansant au rythme de la musique dans les bras de Parker, le plus proche de ses nouveaux amis. Il est beau avec ses cheveux roux et sa barbe de trois jours. Avec ses yeux vert et son air détendu. Elle se laisse allez dans ses bras, elle s'y sent en sécurité. Elle goute au bonheur. De nouveau. Loin de sa famille, loin de ses traditions, loin de qui elle était avant. Ils lui manquent, mais leur absence est supportable, parce qu'elle sait. Elle sait qu'ils sont heureux là où elle ne pouvait pas l'être. Et sous ses sourires, sous sa bonne humeur, il y a toujours un vide dans son coeur. Un vide que ne se comblera jamais. Mais dans ce monde, il existe beaucoup d'artifices pour croire qu'il est possible de le combler. Libre, elle a décidé de tous les goûter si elle en a l'occasion. « Le Montana va me manquer. ». Elle sourit. Demain ils repartent, sans vraiment savoir dans quelle direction. Une incertitude qui lui convient, qui lui plait. Elle sourit, de nouveau et se mort légèrement la lèvre. « Tu es sûr que c'est le Montana ? Ce ne serait pas Claire plutôt qui va te manquer? ». Il éclate de rire, elle le rejoint. Claire, elle a le béguin pour Parker. Claire elle est belle, mais elle est trop innocente pour eux. La beauté, ça ne fait pas tout. Alors Claire, elle n'a pas gagné le coeur de Parker, ni même son corps. « Rosanna, tu sais que c'est la première fois depuis que tu nous a rejoins que je t'entends faire de l'humour ? Tu vas peut-être devenir quelqu'un de drôle à trop rester avec nous. ». Elle lui donne une tape amicale sur l'épaule. Il est chiant avec ça. Il n'arrête pas de lui dire qu'elle n'est pas drôle comme fille. Elle, ça l'énerve, même si elle sait que c'est vrai. Leurs regards se croisent et leurs rires cessent. Parker aussi il est un peu innocent, beaucoup plus que Rosanna. Elle détourne le regard et s'éloigne un peu de lui. Parker il lui a dit une fois qu'il était en train de tomber amoureux d'elle. Ca lui fait peur. Elle veut juste qu'il soit son ami. Rien de plus. Elle passe une main dans ses cheveux. « Mais je suis quelqu'un de drôle. ». Elle fait une légère moue avant de sourire. Il ignore d'où elle vient, il ne peut pas la comprendre. Mais elle change, elle le sent en elle. Lui, il le voit. Il voit combien elle s'est ouverte au monde depuis qu'elle les a rejoins. C'est à cause de ça qu'il tombe amoureux d'elle. A cause de ce semblant d'innocence qu'elle retrouve à leur côté. Parce qu'elle belle aussi. « Oui bien sûr! ». Il se rapproche d'elle et la prend pas les hanches avant de la chatouiller. Elle rit aux éclats, se tortillant pour le faire cesser. Elle déteste ça. Il joue avec elle quelques minutes avant de s'arrêter. Ils se regardent longuement, encore une fois. Elle ne bouge pas quand il prend entre ses doigts le pendentif qu'elle porte autour du coup. « Tu ne m'as jamais répondu, qu'est-ce qu'il signifie pour toi? ». Elle jette un coup d'oeil au bijou, le seul qu'elle possède, le seul qu'elle ne possèdera jamais. Son sourire s'évanouit. Elle pense à Morgan. Parce que c'est ce qu'il signifie ce bijou, Morgan. Même après treize longues années semées d'embuches, son amour d'adolescente est toujours dans un coin de son esprit. Elle n'y peut rien, c'est comme ça. C'est parce qu'elle n'a jamais plus ressentit ce qu'elle ressentait à l'époque. Et le vide dans son coeur devient plus douloureux en pensant à la jeune femme. Qu'est-elle devenue aujourd'hui ? Se souvient-elle d'elle ? Lui a-t-elle pardonné ? Trop de questions auxquelles elle ne veut pas penser, alors elle fait la seule chose qu'elle sait faire dans ses situations là. Elle part à la recherche d'un réconfort qu'elle ne trouvera jamais. Elle se met sur la pointe des pieds, tout prés de Parker, et elle l'embrasse. Il est surprit, mais trop ravi pour la repousser. Ce soir, c'est dans ses bras qu'elle noiera sa solitude. Oui elle est heureuse dans cette nouvelle vie, mais pas complètement, pas suffisamment.


Fairbanks – Alaska (2014) Rien n'a changé et tout lui semble pourtant différent. Fairbanks quatorze plus tard, c'est toujours la même ville, les souvenirs en plus. Elle regarde d'un air nostalgique la devanture de l'atelier de Saul. C'est de sa faute à lui si elle se retrouve de nouveau ici. Comme s'il savait quelque chose qu'elle ignore. Comme s'il avait comprit depuis longtemps que sa place est ici. Elle a envie de lui en vouloir pour ça, mais elle ne peut s'y résoudre. Elle ne comptait jamais remettre les pieds ici, mais maintenant qu'elle y est, elle a l'impression d'être rentrée à la maison après avoir voyagé pendant quatorze ans. C'est étrange comme sensation. Ca lui est tellement inconnu. Elle qui s'est toujours sentie comme une étrangère partout où elle allait. Même à Strasburg. Surtout à Strasburg. Alors c'est bon d'être de retour ici, même si elle sait que bientôt trop de souvenirs s'imposeront à elle. Tout comme un tas de questions qu'elle a toujours réussit à éviter jusque là. Elle glisse la clef dans la serrure et un sourire se dessine sur ses lèvres lorsque la porte s'ouvre. Saul lui a donné son atelier. Elle ne l'a pas revu en quatorze ans, malgré tout il a réussit à lui faire parvenir une lettre. Elle ne sait pas comment il a fait. Elle ne veut pas vraiment savoir. Cela n'a pas d'importance de toutes façons. Il est partit s'exiler dans le grand nord canadien et elle, elle a besoin de retourner à une vie plus normale. Voyager c'est bien, mais c'est fatiguant. Et elle est fatiguée de se sentir comme une étrangère. Elle a besoin d'un endroit qu'elle pourra appeler maison. C'est peut-être Fairbanks, ça a peut-être toujours été Fairbanks. Elle allume la lumière en humant la parfum particulier du bois vieillit. Elle n'est pas menuisier elle, elle devra tout changer ici. Mais ce sera un endroit où dormir en attendant de trouver un appartement pas trop cher. Un endroit où installer son atelier de couture par la suite. Rien n'a changé ici non plus, mais encore une fois, cela lui semble tellement différent. Il n'y a plus les rires de Saul. Il n'y a plus la voix de Morgan au creux de son oreille. Elle se mort la langue en pensant à son amour perdu. Elle s'avance alors vers un morceau de bois qui n'a pas bougé en quatorze ans. Un morceau de bois que Morgan n'a sûrement jamais vu. Quelques mots gravés dessus. Je t'aime. Une pièce qu'elle a réalisé quelques heures avant son départ. Une larme coule le long de sa joue. Elle s'était promis de ne pas penser à Morgan. Mais c'est impossible. Pas ici, pas à Fairbanks. Dans chaque rue de cette ville, elle a un souvenir de Morgan. Dans chaque endroit qu'elle a visité, il y a l'écho de la jeune femme qu'elle a aimé. Et elle sait. Elle sait au fond que son retour n'est pas anodin. Elle espère que Morgan vit toujours ici. Silencieusement. Elle veut la revoir. Elle veut revoir son sourire, entendre de nouveau le son de sa voix, sentir encore une fois son parfum si particulier. Alors les questions s'imposent de nouveau à elle. Comment va-t'elle ? L'a-t'elle oubliée ? A-t'elle réussit à trouver l'amour ailleurs ? La déteste-t'elle ? Pourra-t'elle lui pardonner ? Elle secoue légèrement la tête. « Ressaisis toi Rosanna, Morgan t'as oubliée depuis longtemps. ». Parce que derrière ses espoirs, Rosanna sait qu'elle a trop blessé Morgan. Que pour la brune, elle est sûrement passé du statut de grand amour au statut de simple amour de jeunesse depuis longtemps déjà. Mais elle ne peut pas s'en empêcher, elle veut la revoir. Elle espère la revoir. Elle a besoin de la revoir.